Compte rendu de la table ronde : « Editer des livres en Russie depuis 2022 »#
📆06.12.2025
📍BULAC (Bibliothèque universitaire des langues et civilisations), Paris
Dans le cadre du salon du livre russe hors frontière BazarOff
Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, nous assistons à une offensive généralisée de l’État russe contre la liberté d’expression de ses citoyens : fermeture des médias d’opposition, poursuites pénales contre les militants anti-guerre, étiquetage d’intellectuels publics en tant qu”« agents de l’étranger », « terroristes » ou « extrémistes », ainsi qu’à l’utilisation de méthodes d’intimidation de la société par des répressions sélectives et ciblées contre ceux qui ne sont pas d’accord avec la politique actuelle. Alors que les restrictions des libertés n’est pas une nouveauté en Russie, depuis 2022 elles ont pris une ampleur toute autre et nous voyons se construire sous nos yeux un nouveau système de règles et de prescriptions idéologiques, qui ramènent, du moins en partie, l’institution soviétique de la censure – qui demeure toutefois officiellement interdite en Russie selon l’article 29 de la Constitution.
Dans ce contexte où la liberté d’expression se rétrécit comme une peau de chagrin sous la pression des nouvelles interdictions et des poursuites pénales, les éditeurs russes se sont retrouvés pris entre le marteau et l’enclume. Ils doivent faire face, d’une part, à une législation répressive interne, des lois de plus en plus strictes (sur la « propagande » LGBT, les « agents de l’étranger », l’« extrémisme », etc.) contraignant directement les choix éditoriaux, obligeant à une auto-censure préventive et à des vérifications minutieuses des manuscrits. Des livres sont publiés avec des paragraphes caviardés au marqueur noir. D’autre part, ils sont confrontés à un certain isolement international car de nombreux éditeurs occidentaux ont quitté le marché russe en signe de protestation après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, rompant des liens de longue date et privant les éditeurs russes de la possibilité de continuer à faire paraître la production intellectuelle occidentale en Russie.
Comment un.e éditeur.ice ou un.e agent.e littéraire peut-iel conserver son rôle de médiateur culturel dans ces conditions, tout en préservant son intégrité professionnelle et son engagement personnel ?
Bella Delacroix Ostromooukhova et Daria Petushkova en discutent avec les actrices et acteurs suivant.e.s :
Varya Gornostaeva, directrice de Corpus, une marque (« imprint ») au sein du grand holding éditorial russe AST-Eksmo. Cette petite structure jouit d’une certaine indépendance au sein du groupe et se spécialise dans la fiction et des essais contemporains « de qualité », principalement en traduction d’œuvres « occidentales ». Ainsi, le tournant vers l’orient des autres maisons d’édition ne concerne pas Corpus qui reste centré sur la production Européenne et Nord-Américaine. L’équipe est petite (13 personnes) mais sa production est pléthorique (autour de 80 nouveaux ouvrages par an). Alors que la maison d’édition est basée en Russie, Varya et la plupart de ses collaborateurs ont quitté ce pays après février 2022 mais continuent à travailler à distance.
Stepan Shmytinsky, éditeur en chef de Komilfo / Crossover. Komilfo a été fondé en 2007 pour publier des bandes dessinées grand public (Marvel, Tortues Ninja etc.). Par ailleurs, en 2017, Stepan a créé Komfederatsia, une marque spécialisée dans la bande dessinée d’auteurs russes portant sur des sujets « socialement sensibles ». Indépendantes à l’origine, les maisons d’édition Komilfo et Komfederatsia ont été rachetées par le holding AST-Eksmo en 2018 et 2019 respectivement. Jusqu’à récemment, Stepan a été à la tête du département spécialisé dans les bandes dessinées traduites : japonaise, chinoise et coréenne (Manga, Manhua etc.) ainsi qu’américaines et européennes. Suite à une réorganisation, il est à présent en charge des BD russes et « occidentales ».
Dmitrii Iakovlev, fondateur et directeur des Éditions BoomKniga, petite maison indépendante de Saint-Pétersbourg publiant des bandes dessinées d’auteur, étrangères et russes. Les traductions des romans graphiques français occupent une place importante dans son catalogue. Contrairement à ses collègues, Dmitrii dirige une microstructure, composée actuellement de trois personnes.
Maria Schliesser, agente littéraire allemande indépendante, spécialisée dans la littérature jeunesse, mais pas exclusivement. Ayant vécu longtemps à Moscou, elle fait le pont, depuis les années 2010, entre les mondes de l’édition allemand et russe, avec un flux principal de ventes de droits de l’Allemagne vers la Russie.
1. L’impact des ruptures avec l’étranger#
Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les partenaires occidentaux ont réagi différemment à l’appel de PEN international de boycotter l’industrie du livre russe, leur décision quant à poursuivre le travail avec la Russie varie en fonction de la zone géographique. Plusieurs éditeurs français, après avoir marqué une rupture en 2022, ont repris les collaborations après quelques mois. A l’inverse, les grands éditeurs et agences littéraires américains et britanniques ont majoritairement cessé toute collaboration, souvent pour des raisons juridiques et craignant les difficultés dans les flux bancaires. La majeure partie des éditeurs scandinaves maintiennent également la distance. La taille de la maison d’édition ou de l’agence joue également un rôle important : les grandes compagnies témoignent généralement d’un refus ferme de collaborer avec des maisons d’édition russes, tandis que les petites maisons indépendantes sont davantage enclines à chercher des solutions pour continuer des collaborations établies de longue date. L’offre des maisons d’édition s’en trouve impactée car ils perdent les best-sellers mondiaux qui leur assuraient auparavant un revenu stable. Les agents littéraires se présentent dès lors comme « garants » des éditeurs russes auprès de leur homologues étrangers, tout en promouvant l’importance de maintenir le dialogue et l’échange avec les partenaires considérés comme fiables. Ils connaissent, par ailleurs, les besoins du marché : ainsi, en 2023, la demande en ouvrages portant sur l’expérience allemande autour de la seconde guerre mondiale était forte en Russie afin de mettre en perspective la « catastrophe » ressentie par les Russes qui s’opposaient à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Des droits de traduction de livres de fiction et des essais allemands portant sur cette thématique étaient donc activement vendus à travers les agents durant les premières années de guerre.
De manière générale, la réputation de l’éditeur, les relations personnelles et professionnelles de longue date et le contact direct avec les auteurs, déjà centraux dans le commerce des droits entre la Russie et le reste du monde avant 2022, sont devenus cruciaux. Plusieurs intervenants expliquent avoir convaincu des agents de laisser l’auteur décider plutôt qu’appliquer un boycott général. Beaucoup d’auteurs occidentaux acceptent de continuer à être publiés en Russie, y compris s’il faut partiellement retoucher leurs textes. L’argument central utilisé par les intermédiaires est le suivant : à un moment où l’État autoritaire souhaite isoler la Russie culturellement, priver les Russes de traductions de livres étrangers joue dans le sens de la propagande étatique.
Face à cette fermeture partielle des marchés occidentaux, certains éditeurs se tournent vers l’Asie (manga, manhwa, romans chinois) lorsque leur ligne éditoriale les y prédispose. Corpus, spécialisé dans la littérature contemporaine « occidentale », se refuse d’aller dans cette direction de peur de perdre son lectorat fidèle, et compose avec les possibilités qui lui restent ouvertes. Par ailleurs, le marché « oriental » présente ses propres spécificités (censure chinoise, difficultés de négociation avec les Japonais) qui ne permettent pas de compenser totalement la perte de partenaires « occidentaux ».
2. La censure et l’auto-censure au quotidien#
Les maisons d’édition en Russie font face à une pression croissante et imprévisible. Si les lois restrictives existaient avant 2022, elles étaient généralement peu appliquées. Depuis, leur application s’est durcie : des cas d’amendes appliquées à des librairies, voire des perquisitions et des arrestations d’éditeurs [1] créent un climat de peur et d’insécurité permanente. Les éditeurs doivent anticiper ce qui pourrait tomber sous le coup de lois.
En l’absence d’organisme de censure d’État attitré (comme le « Glavlit » soviétique), le contrôle fonctionne largement par dénonciations (des particuliers signalant des livres qu’ils estiment être nuisibles et/ou contraires à la loi). Les librairies, maillon faible de la chaîne, refusent souvent en premier les livres qu’elles estiment être « sensibles », par peur des amendes. Toutefois, il existe des libraires qui, à leurs risques et périls, continuent à vendre des livres considérés « dangereux ».
Parmi des thématiques les plus risquées, tout ce qui concerne le LGBTQ+ figure à la première place. A partir de 2023, quand le « mouvement international LGBT » a été reconnu en Russie comme extrémiste et interdit, la moindre mention d’un personnage gay, queer ou transgenre peut entraîner le retrait pur et simple des livres, voire des poursuites pénales. Ainsi, en 2025, les forces de l’ordre ont perquisitionné la librairie « Podpisnye izdaniïa » à Saint-Pétersbourg. Elle a été condamnée à une amende de 800 000 roubles (environ 9000 euros) pour la vente de livres faisant « la promotion de la thématique LGBT », dont notamment les essais de Susan Sontag [2]. L’éditeur des livres incriminés, Ad Marginem, a lui aussi été condamné à la même amende. D’après les intervenant.e.s de la table ronde, ces répressions ponctuelles servent aux autorités russes d’un moyen efficace pour contrôler l’ensemble d’acteurs du marché éditorial : face à des sanctions aléatoires et les règles du jeu imprécis, tout le monde se sent en danger et tente de ne pas franchir les « lignes rouges » à géométrie variable.
La loi de 2021, interdisant toute comparaison entre le nazisme et le stalinisme ainsi que la critique des violences perpétuées par l’Armée rouge durant la deuxième Guerre mondiale, touche ainsi tout un pan de littérature historique, très demandée sur le marché russe depuis le début de la guerre.
A cette liste des restrictions s’ajoutent les mentions d”« organisations indésirables » ou « extrémistes » dont la liste de cesse de s’étendre, incluant des médias et des intellectuels anti-guerre. Si au début de la guerre elles devaient impérativement être accompagnées par un astérisque et une note de bas de page précisant qu’il s’agit d’une personne ou d’un organisme dont les activités sont interdites en Russie, aujourd’hui les éditeurs préfèrent d’éviter de les mentionner tout court. L’appartenance des auteurs à la catégorie « agent de l’étranger » est interprétée diversement par les juristes : depuis septembre 2025, une nouvelle loi leur interdit de « diffuser des connaissances », ce que certains interprètent comme un véto sur la publication et la vente des livres, et d’autres non, ce qui fait planer le doute, par exemple, quant à l’avenir du catalogue d’auteurs russes de Corpus.
Certains interdits sont particulièrement absurdes. Ainsi, le catalogue de Komilfo, lui, est menacé par l’interdiction des symboles associés au « satanisme ». En effet, l’extension, en juin 2025, de la législation « anti-extrémiste » russe à ce qui a été désigné par « mouvement sataniste », illustre l’élargissement du champ de la censure au-delà des thèmes explicitement politiques. Pour les éditeurs de bandes dessinées, cette décision crée des problèmes opérationnels absurdes : des livres documentaires sur la culture rock, heavy metal ou même des ouvrages sur le cinéma comme le making-of de Star Wars, se retrouvent sous la menace de poursuites en raison de la simple présence d’images associées à « la symbolique satansite », tels que des pentagrammes, des croix inversées ou de l’imagerie des Sith. Les éditeurs sont alors contraints à une paranoïa préventive, certains allant jusqu’à utiliser l’IA pour traquer ces symboles dans leurs manuscrits. L’enjeu n’est plus artistique, mais purement défensif : il s’agit d’éviter des amendes exorbitantes et de protéger leurs équipes, quitte à retirer prudemment de la vente des ouvrages pourtant inoffensifs et populaires.
Face à la censure, les réponses éditoriales varient :
Certains projets, jugés trop sensibles, sont purement abandonnés ou mis de côté en attendant des « temps meilleurs ». Pour Corpus, l’éditrice donne deux exemples les plus récents d’ouvrages de non-fiction étrangers dont elle a acheté les droits de traduction mais était contrainte de suspendre la publication : l’un sur l’histoire culturelle de la menstruation et l’autre sur l’évolution du rôle des pères dans la famille, qui tout deux normalisent les couples homosexuels et parlent de personnes trans. Dimitri Yakovlev, lui, archive dans un dossier à part un roman graphique qui dépeint sous un angle critique l’action de l’Armée rouge en Asie lors de la deuxième Guerre mondiale). Même s’il ne s’agit que d’une mention épisodique, cela peut attirer des ennuis à la rédaction, et l’éditeur préfère ne pas publier l’ouvrage plutôt que le troquer.
Cette prudence s’étend également à la gestion du fonds existant. Le risque de censure ne concerne pas seulement les nouveaux projets, mais aussi les livres déjà publiés et toujours en vente. Pour anticiper les dangers avant une éventuelle réimpression, les éditeurs en viennent parfois à utiliser des outils d’intelligence artificielle afin de scanner rétroactivement le contenu de leurs anciens titres. D’autres projets éditoriaux font l’objet de négociations avec les auteurs pour modifier ou supprimer des passages litigieux, une démarche parfois accompagnée d’une mention explicite en préface, à l’instar du choix fait par Varya Gornostaeva pour un livre d’histoire allemande, avec l’accord de son auteur. La technique du caviardage visible – l’application de marques noires laissant voir la suppression – est également employée et considérée comme un moindre mal, puisqu’elle informe le lecteur de l’intervention censoriale. Enfin, l’autocensure est parfois acceptée comme un compromis permettant la publication d’une grande partie d’un ouvrage, comme lorsque Stepan Shmytinsky retire certains chapitres d’un livre de biographies féminines, en accord avec son autrice. Cette dernière ayant déjà dû composer avec la censure dans d’autres contextes (en Chine et en Pologne), cette réalité lui est moins étrangère ; elle en banalise l’expérience, ce qui lui permet de privilégier la transmission de son message plutôt que de s’arrêter au compromis imposé par les contraintes locales.
Les agents littéraires ont un rôle important à jouer dans les négociations concernant des modifications textuelles. Maria Schliesser dit devoir expliquer et justifier les demandes de changement des éditeurs russes aux auteurs allemands qui craignent les scandales dans la presse s’il est révélé qu’ils ont « cédé à la censure russe ». L’argumentation sur la nécessité de maintenir un contact culturel pour assurer l’échange d’expérience et d’idées est d’après elle cruciale.
3. Les conséquences économiques#
La pression s’exerce d’abord sur la viabilité économique des maisons d’édition. Confrontés à des difficultés financières croissantes, les petits éditeurs comme BoumKniga sont contraints de réduire leurs effectifs, de diminuer leurs tirages et de limiter le nombre de nouveautés. Leur stratégie de survie consiste, pour le moment, de se tourner davantage vers la bande dessinée jeunesse, davantage rentable et moins sensible politiquement du point de vue du contenu. Pour un éditeur faisant partie d’un grand holding, la menace économique est moins grande, toutefois, la perte des best-sellers occidentaux, blocage majeur, porte un coup sévère à leur modèle commercial. Les raisonnements économiques jouent également un rôle dans la pratique d’autocensure de plus en plus partagée par des éditeurs russes, indépendamment de la taille de leurs entreprises. Face à des amendes s’élevant jusqu’aux 4 millions de roubles (plus de 40 000 euros) pour la publication d’un ouvrage jugé de « propagande », comme c’était le cas de Corpus et donc de son propriétaire, groupe AST-Eksmo, en 2024, même les plus grands acteurs du marché se voient renoncer à publier des auteurs les plus consacrés, tel Vladimir Sorokine.
Ces problèmes sont aggravés par des complications techniques, notamment en matière de paiement : le transfert des droits d’auteur est devenu très compliqué en raison des sanctions financières contre l’Etat Russe. Pour contourner ces obstacles, les éditeurs doivent inventer des voies alternatives, de recourir à des intermédiaires basés dans des pays tiers, évoquant parfois l’idée d’apporter de l’argent liquide, renouant ainsi avec des pratiques en cours dans les années 1990, lorsque le marché du livre russe émergeant tâtonnait pour trouver des modes d’action, ce dont les éditeurs plus récents ont fait l’effort de se distancer durant les vingt dernières années.
Conclusion#
Les éditeurs russes subissent un double isolement, pris en étau entre une contraction de l’espace de liberté intérieur et un isolement culturel et commercial vis-à-vis de l’Occident. Cet environnement est régi par un système de censure décentralisé et profondément anxiogène, fondé sur des lois aux formulations vagues et dont l’application, souvent déclenchée par des dénonciations, apparaît aléatoire. Ce climat impose aux professionnels une autocensure permanente et épuisante.
Face à cette pression, les acteurs du secteur font preuve d’une résilience et d’une capacité d’adaptation remarquables. Leurs stratégies de survie sont multiples : ils s’efforcent de maintenir des liens personnels avec l’étranger, explorent de nouveaux marchés comme l’Asie, négocient au cas par cas avec les auteurs, et n’hésitent pas à modifier leurs lignes éditoriales pour réduire les risques. Le rôle des intermédiaires, comme agents littéraires, permettent de maintenir des liens avec les auteurs et de les inciter à poursuivre les échanges entre les cultures, contribuant à la résistance aux politiques obscurantistes des autorités russes.
Ces pratiques, cependant, soulèvent en permanence de graves dilemmes éthiques. Faut-il publier un livre caviardé ou renoncer à sa parution ? Dans quelle mesure est-il acceptable de modifier un texte pour qu’il puisse exister ? Chaque éditeur y apporte sa propre réponse, naviguant sur un spectre qui va du principe de résistance au pragmatisme professionnel.
À l’horizon plane un avenir profondément incertain. Les témoignages décrivent une situation qui se durcit continuellement, selon l’expression même d’un acteur : « tout s’est vraiment resserré ». Cette dynamique laisse planer une inquiétude majeure sur le futur de l’édition indépendante et, plus largement, sur la possibilité de maintenir une diversité culturelle en Russie.