12.11.2025 Conférence de Riva EVSTIFEEVA sur les réécritures de « Gil Blas » en langue russe#

Riva Evstifeeva, ingénieure de recherche au sein du projet ArtAtWar, a participé au séminaire mensuel « TESTI IN DIALOGO. Seminario permanente di letterature – a.a. 2025-2026 » organisé à l’Université catholique de Milan. Elle y a présenté, en langue italienne, une conférence intitulée « Gil Blas : deux réécritures russes d’un roman picaresque français ».

Consulter le programme du séminaire

Son intervention portait notamment sur deux œuvres du début du XIXᵉ siècle :

  • Le Gil Blas russe, ou Les Aventures du prince Gavrila Simonovitch Tchistiakov (Российский Жилблаз, или Похождения князя Гаврилы Симоновича Чистякова) de Vassili Naréjny, 1812–1813

  • Ivan Vyjiguine, ou le Gil Blas russe (Иван Выжигин, или Русский Жилблаз) de Faddeï Boulgarine, 1829

Ces deux romans se présentent comme des « versions russes » de L’Histoire de Gil Blas de Santillane d’Alain-René Lesage, publiée entre 1715 et 1735.

Résumé de la conférence, en français#

Lorsqu’on parle de « réécritures », les textes des XVIIIᵉ–XIXᵉ siècles se prêtent imparfaitement à ce terme, mais ils permettent d’observer la généalogie même du phénomène. Dans le cas des trois œuvres considérées, la relation qui les unit est particulièrement complexe et difficile à saisir à l’aide d’un seul mot — et il n’est d’ailleurs pas certain que nous soyons tenus de le faire.

La question centrale de la conférence était la suivante : pourquoi les deux textes russes reprennent-ils le titre de l’œuvre française ? Et quel type de relation entretiennent-ils avec elle et entre eux ? Pour y répondre, il convient d’examiner d’abord ce qui les rapproche, puis ce qui les distingue.

Tout d’abord, les trois œuvres sont unies par leur appartenance au même genre : elles développent toutes le modèle espagnol du roman picaresque. Au centre du récit se trouve un personnage issu d’un milieu social modeste, qui traverse une longue série de vicissitudes — souvent négatives, parfois même dangereuses — mais qui parvient progressivement à améliorer sa position sociale. En quête de sa place dans le monde, cette figure pérégrine à travers tous les milieux et parcourt l’ensemble du pays, ou du moins des espaces très variés.

Ensuite, certains éléments de l’intrigue présents dans les deux textes russes proviennent directement de l’original français. Par exemple, le motif de l’actrice que le protagoniste reconnaît comme la jeune fille qu’il aimait quelques années auparavant, et qui l’entraîne désormais vers une vie insouciante et vers diverses escroqueries.

Enfin, l’élément le plus fortement partagé par les trois textes est la liminalité. Ce motif se déploie à plusieurs niveaux et sera examiné plus en détail dans la suite de la présentation.

La liminalité se manifeste d’abord sur le plan social. Non seulement les trois protagonistes franchissent les différents échelons de la société, mais les trois auteurs eux-mêmes évoluent sur une trajectoire comparable. Lesage et Boulgarine connaissent une véritable ascension sociale ; Naréjny tente la même voie, sans toutefois parvenir au même résultat.

Elle apparaît ensuite au niveau géographique. Les personnages voyagent d’une région à l’autre, mais surtout, les lieux où ils naissent et évoluent sont fréquemment des espaces liminaires : frontières, périphéries, zones incertaines, forêts ou déserts.

La liminalité touche également leur identité. Le cas de Lesage est, par définition, liminal : écrivain français composant un roman d’inspiration espagnole, il quitte sa Bretagne natale pour Paris, où il construit sa carrière. Naréjny, né à Ustivitsa dans l’ouïezd de Mirgorod (territoires aujourd’hui ukrainiens), a le russe pour langue maternelle, étudie à Moscou puis débute sa carrière en Géorgie — expérience qui semble marquer son œuvre. Il cherche ensuite à s’imposer à Saint-Pétersbourg. Peut-on le considérer comme un écrivain russe ? Pas entièrement : son œuvre est fortement imprégnée de thèmes ukrainiens, et l’on considère souvent que Gogol s’est inspiré de sa manière de représenter la société et le folklore ukrainiens. Peut-on pour autant le qualifier d’écrivain ukrainien ? Il écrit exclusivement en russe et pour un public majoritairement russe. La question demeure ouverte. Le cas de Boulgarine est encore plus complexe : né sous le nom polonais Jan Tadeusz Krzysztof Bułharyn dans le voïvodie de Minsk, alors partie du Grand-Duché de Lituanie, il affirme que sa langue maternelle est le biélorusse, mais il est plurilingue. Il combat aux côtés de l’armée française pendant les guerres napoléoniennes, avant de se retrouver à Varsovie comme prisonnier politique. Cela ne l’empêche pas, par la suite, de devenir un fervent serviteur du tsar russe, avec la réputation de délateur et d’opportuniste. Dans son roman, il loue les Russes à maintes reprises ; l’ouvrage reçoit d’ailleurs les éloges du tsar et du chef de la police, Benkendorf, et devient un véritable best-seller. Pourtant, deux siècles plus tard, aucune nation moderne ne le revendique pleinement. Tout cela montre que qualifier les deux Gil Blas de « russes » n’est pleinement justifiable que dans un sens linguistique ; autrement, le terme s’avère problématique.

Enfin, la liminalité concerne aussi le genre littéraire. Dès Lesage, nous observons un genre typiquement espagnol transplanté en France, et ce un siècle après son déclin en Espagne. Peut-on considérer Gil Blas comme un véritable roman picaresque ? La question reste ouverte. Naréjny brouille encore davantage les frontières génériques : il met en scène deux protagonistes au lieu d’un, mêle prose et passages d’allure théâtrale, et intègre volontiers d’autres genres (comme montré dans les diapositives). Boulgarine, quant à lui, commence par un Bildungsroman, mais le combine habilement avec une intrigue de type policier.

Passons à présent aux différences qui distinguent les deux textes « russes » du modèle français. Du point de vue de la figure du protagoniste, nous avons déjà noté que Naréjny met en scène non pas un, mais deux héros : Gavrila et Nikandr, qui se révèle ensuite être son fils. Gavrila, contrairement aux personnages typiques du roman picaresque, n’est pas un protagoniste avec lequel le lecteur peut facilement s’identifier : il commet des actes répréhensibles non parce que les circonstances l’y contraignent, mais de son propre chef et sans motivation véritable.

Alors que chez Lesage quelques personnages secondaires racontent leur histoire, chez Naréjny ces récits se multiplient par dizaines, et le roman se termine abruptement sur l’un d’eux. Ses personnages ne connaissent pas d’ascension sociale — tout comme l’auteur lui-même — et le paysage social de la Russie y apparaît bien plus sombre et désolé que l’Espagne décrite par Lesage, parfois même macabre. Les formes narratives auxquelles il recourt renvoient d’ailleurs davantage au XVIIᵉ siècle.

Boulgarine, à l’inverse, est un écrivain résolument du XIXᵉ siècle et, à certains égards, il anticipe même son époque.

Le titre de la conférence se révèle finalement problématique dans chacune de ses composantes. Le lien avec le texte français demeure faible pour les deux œuvres « russes » ; Boulgarine ne qualifie son roman de « Gil Blas russe » qu’au moment de la publication du premier chapitre dans une revue, mais lorsqu’il publie l’ouvrage complet sous forme de livre, il supprime toute mention à Gil Blas. Il ne s’agit pas de véritables réécritures, et il est difficile de considérer ces deux romans comme des adaptations du texte français.

Enfin, la notion même de « russe » est problématique, tant pour les deux œuvres que, plus encore, pour leurs auteurs. Mais il est tout aussi difficile de la remplacer par une autre formule brève et suffisamment claire.

../_images/gilblasmilan.png