Compte rendu de la JE « Les concepts de la politique russe contemporaine et leur influence en Allemagne et en France (2024-2025) »#
Informations générales#
6 novembre 2025, Maison de la recherche de l’Inalco
Organisation : CREE (Inalco) et CERCEC (EHESS)
La journée d’étude s’est articulée autour de l’ouvrage à paraître Routledge Companion to Concepts in Russian Contemporary Politics (éd. I. Podoroga, Yu. Sineokaya et A. Zhavoronkov), dont la publication est prévue pour 2026.
Dans ce bref compte rendu, nous tenterons de restituer quelques moments particulièrement marquants des discussions qui ont jalonné cette rencontre.
Conférence inaugurale de Riccardo Nicolosi#
L’introduction aux débats fut assurée par le professeur de littérature Riccardo Nicolosi (Université LMU de Munich), invité de la journée. Il a présenté son ouvrage consacré à la rhétorique des discours de guerre de Vladimir Poutine, publié en 2025 en deux versions : l’édition allemande (Putins Kriegsrhetorik, Konstanz University Press, 2025) et l’édition en langue russe (Военная риторика Путина, Freedom Letters), cette dernière parue dans une maison d’édition fondée au sein de la communauté d’émigrés russes après 2022.
Riccardo Nicolosi a exposé la structure générale de son livre et s’est arrêté sur plusieurs aspects précis de son analyse. Ses recherches appliquent les instruments de la rhétorique classique à l’étude des discours publics de Poutine — approche rare mais d’une grande fécondité.
Ainsi, l’auteur montre que les discours prononcés par les chefs d’État au moment de déclarer la guerre constituent un véritable genre rhétorique, porteur d’une tradition historique mais aussi de nouvelles logiques, propres à l’époque contemporaine.
Nicolosi souligne que les discours de Poutine comportent de nombreuses références inversées aux paroles de ses homologues occidentaux : non pas pour les citer avec respect, mais pour détourner leur logique à des fins de légitimation de ses propres actions et de délégitimation des pays occidentaux. Par exemple, tout comme l’intervention américaine en Irak avait été présentée comme une « mesure défensive », Poutine qualifie l’invasion de l’Ukraine en 2022 de « défense contre l’OTAN ». L’auteur consacre d’ailleurs un chapitre entier à cette dimension parodique, essentielle dans la rhétorique de guerre du président russe.
Le discutant de la conférence, Mischa Gabowitsch, a salué la qualité du travail de Nicolosi et l’a enrichi de ses propres observations sur le langage du pouvoir russe.
Il a notamment évoqué l’usage récurrent, par Poutine, des termes « fascisme » et « nazisme ». Dans la rhétorique soviétique, comme dans le langage courant, les envahisseurs allemands étaient désignés collectivement comme « fascistes ».
Cependant, l’attaque contre l’Ukraine en 2022 fut décrite à la fois en termes nostalgiques, renvoyant à la « Grande Guerre patriotique » et au « courage des ancêtres », et comme une opération de “dénazification”.
Gabowitsch propose une lecture éclairante de cette évolution : le « fascisme », dans le discours soviétique, représentait un ennemi métaphysique et abstrait, tandis que les « nazis » y apparaissaient comme des instruments dépourvus de volonté propre — de simples marionnettes d’un mal global.
Lors de la discussion avec le public, plusieurs questions ont porté sur la nature même de la communication de Poutine avec la population russe. Deux points saillants ont été développés.
D’abord, le ton étonnamment modéré de l’adresse du président au peuple après le début de l’invasion à grande échelle : il ne s’agissait pas d’un appel à la mobilisation, mais plutôt d’une incitation à l’inaction. Comme le résume Nicolosi de manière aphoristique, le message de Poutine se résume à « anything but engagement » — que ce soit sur le front militaire ou dans la sphère civile.
Ensuite, la question de l’auteur effectif des discours présidentiels fut soulevée : peut-on parler de « la rhétorique de Poutine » au sens strict, ou faut-il tenir compte du collectif de rédacteurs qui se cache derrière lui ? Nicolosi a estimé que cette distinction importe peu : les interventions improvisées de Poutine présentent les mêmes schémas argumentatifs que ses allocutions préparées, ce qui suggère l’existence d’un répertoire rhétorique stable et homogène.
Table ronde autour du futur ouvrage collectif#
La seconde partie de la journée prit la forme d’une table ronde réunissant les auteurs du futur Companion to Concepts in Russian Contemporary Politics.
Conçu comme un dictionnaire critique, l’ouvrage rassemble des contributions de chercheurs issus de la philosophie, de la sociologie, de la science politique et d’autres disciplines voisines. Chaque article explore l’un des concepts-clés du discours politique russe contemporain, en retraçant son origine (qu’elle soit ancienne ou spécifiquement poutinienne), son évolution et ses usages récents dans le langage du pouvoir.
Une attention particulière est accordée à l’imaginaire mobilisé par les élites russes lorsqu’elles invoquent ces notions dans leurs constructions idéologiques.
Les discussions ont notamment porté sur les difficultés méthodologiques rencontrées par les éditeurs et les auteurs.
Ioulia Podoroga a souligné que l’analyse approfondie du langage du régime pouvait être perçue comme une forme d’« empowerment » de celui-ci.
D’autres intervenants ont évoqué la diversité des approches au sein du collectif, reflet de sa composition interdisciplinaire et internationale.
Sergueï Akopov, auteur de l’entrée consacrée à la notion de souveraineté, a évoqué la difficulté de distinguer, dans les codes culturels exploités par Poutine, ceux qu’il emprunte à la tradition russe ou occidentale de ceux qu’il invente ou transforme.
Katy Rousselet, Françoise Daucé et Ingrid Schierle, respectivement autrices des articles sur les valeurs traditionnelles, la société civile et le patriotisme, ont insisté sur la complexité de suivre l’évolution de ces termes dans la société russe contemporaine, compte tenu de l’absence d’accès au terrain pour les chercheurs étrangers et de la censure sévère qui limite la recherche en ligne. Ainsi, concernant le terme « patriotisme », Ingrid Schirle a souligné que, ces dernières années, un espace privilégié de son emploi est constitué par les « Conversations sur les choses importantes » (Razgovory o važnom), séances hebdomadaires instaurées dans les écoles russes. Bien que quelques vidéos de ces cours circulent sur Internet, les informations relatives à leur déroulement concret demeurent en grande partie inaccessibles au public.
Il est intéressant de noter que cette opacité informationnelle s’accompagne d’une dimension éthique : le refus conscient d’utiliser un terme dans le sens imposé par la propagande d’État peut constituer un acte de dissidence, susceptible d’entraîner des poursuites pénales. De tels gestes de résistance symbolique restent donc soigneusement dissimulés, y compris aux regards des chercheurs.
Il fut particulièrement instructif d’observer comment la discussion reflétait les différences entre approches disciplinaires dans l’étude des terminologies de la propagande. Les perspectives philosophique et philologique s’attachent avant tout à retracer l’histoire culturelle des termes : les transformations que leur fait subir le système poutinien représentent, dans cette optique, l’aboutissement de l’analyse.
À l’inverse, l’approche sociologique, plus familière au contexte académique français, envisage ces transformations comme le point de départ d’une enquête sur les usages sociaux du terme, sur sa circulation parmi différents groupes de population — autrement dit, sur la réception de la propagande elle-même.
Cette confrontation d’approches, d’idées et de méthodes, autour de la table ronde, s’est révélée particulièrement féconde et révélatrice, en offrant un aperçu des tensions épistémologiques et heuristiques au sein des études contemporaines sur le discours politique russe.
Au cours des échanges, Françoise Daucé a rappelé l’importance d’intégrer plus systématiquement les travaux des chercheurs ukrainiens, qui depuis plusieurs années déconstruisent les fondements de la rhétorique politique russe et se situent à l’avant-garde de sa critique conceptuelle.